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Sponsoring par des industries polluantes : c’est quoi le problème ?
Louisa Benchabane&
Esther Meunier
Louisa Benchabane&
Esther Meunier
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« Les multinationales des énergies fossiles produisent l’équivalent d’un stade rempli de pétrole toutes les 3 heures et 37 minutes. »
Effectivement, le monde du sport mais aussi de la culture reçoit des financements de pas mal d’industries polluantes, notamment des géants des énergies fossiles ! Et ça ne réjouit pas tout le monde… On s’est donc penché sur la question 🧐
Déjà : le sponsoring ou le mécénat, c’est lorsqu’une aide financière est apportée à des fins publicitaires à une compétition, un événement, une équipe, une institution…
En gros, ce sont des entreprises (la plupart du temps) qui paient pour avoir leur logo sur le bord d’un terrain, le maillot d’un·e coureur·euse, le photocall d’une inauguration… Bref : pour rendre leur marque bien visible en échange de gros sous 💰
Par exemple, TotalÉnergies soutient une sacré liste d’événements : ça va de la Coupe du Monde de Rugby France 2023 à la Confédération Africaine de Football en passant par une équipe cycliste, la Fédération mondiale de badminton, et bien sûr des compétitions automobiles. Et encore, c’est que pour le sport, parce que via sa fondation TotalÉnergies, le groupe pétrolier soutient aussi des actions « pour la jeunesse » dans le monde de la culture, pour la sécurité routière, ou même « le climat, les littoraux et les océans ». Oui oui.
Autre information un peu surprenante : le musée des sciences de Londres a travaillé avec 4 géants des énergies fossiles → BP, Shell, Equinor et maintenant Adani qui continue pourtant d’investir dans le charbon, l’énergie fossile la plus polluante.
La première raison est financière, évidemment → les entreprises payent pour de la visibilité et être associées à tel événement ou telle équipe.
Si on revient à l’exemple de la Coupe du monde de rugby 2023, TotalÉnergies y est associé en tant que « sponsor officiel ».
TotalÉnergies, c’est donc un sponsor parmi d’autres, qui tous ensemble représentent 13% du budget de la Coupe du Monde de Rugby, le reste étant lié à la billetterie pour 51% et aux hospitalités (les places en loges par exemple) pour 36%, selon Sporsora, une association interprofessionnels des acteurs de l’économie du sport.
Mais c’est pas tout. Edina Ifticene, chargée de plaidoyer chez Greenpeace, évoque le cas des institutions du monde de la culture : « Pour des institutions comme l’Institut du Monde Arabe, le musée du Quai Branly, c’est aussi une porte d’entrée diplomatique, même pour le Louvre qui est aussi lié au Louvre Abu Dhabi, aux Émirats Arabes Unis. »
Il y a plusieurs raisons pour lesquelles des entreprises font du sponsoring.
TotalÉnergies nous a notamment confirmé que cela lui permet de « faire rayonner sa marque auprès de l’ensemble de ses publics » → en gros, l’objectif c’est de valoriser l’image de la marque. Et ça marche : selon une étude de Sporsora, les Français·es associent les marques qui sponsorisent des événements sportifs à des adjectifs comme « engagées, connues, visibles, attirantes, crédibles… ».
Du même coup, ça permet aussi de développer la fierté d’appartenance aux entreprises de leurs salarié·es, de créer de la proximité avec les parties prenantes locales comme les municipalités, etc.
C’est donc une stratégie d’influence auprès du grand public, mais aussi auprès des acteurs et actrices économiques et politiques que les représentant·es des énergies fossiles peuvent rencontrer grâce à ces partenariats → ça peut même intervenir dans les milieux universitaires vu qu’il y a des partenariats avec des grandes écoles ou des universités.
Le groupe TotalÉnergies a refusé de nous confirmer quel retour sur investissement une telle opération de sponsorisation représentait. Mais selon Chris Garrard, cofondateur de Culture Unstained (une organisation qui lutte contre le mécénat d’art des industries fossiles au Royaume-Uni), les entreprises qui sponsorisent ont bien un intérêt financier très concret 👇
« Un collègue a déjà eu ce type d’échanges avec des représentant·es des énergies fossiles, et leur réponse était qu’ils et elles traitaient le sponsoring comme n’importe quel investissement, et que si ça ne leur apportait rien, ils n’en feraient pas. »
Continuer à faire la promotion des énergies fossiles, ça retarde l’arrêt de leur utilisation. C’est pas bon pour la planète parce qu’il faut vraiment diminuer notre conso de pétrole, de charbon et de gaz, pour éviter toute la pollution liée à leur production, leur transport et leur transformation → au total, ce secteur a généré l’équivalent de 5,1 milliards de tonnes de CO2 en 2022.
En gros, comme les énergies fossiles sont les premières contributrices au réchauffement climatique, de nombreux acteurs internationaux disent qu’il faut en consommer beaucoup moins, sans délai, pour limiter ce réchauffement à max +1,5°C d’ici la fin du siècle.
On t’a dit que le but du sponsoring était de rendre la marque plus sympathique aux yeux du grand public. Et ça pose problème, parce que c’est surtout « rendre plus acceptable l’exploitation d’énergies fossiles » insiste Edina Ifticene → « En gros, c'est du soft power*. »
« Le public risque de se dire : “ah c’est super qu’ils fassent ça”, on les associe à des philanthropes lorsqu’ils parrainent des musées, et c’est pareil pour les événements sportifs, en plus là c’est à l'international » ajoute Matthieu Auzanneau.
Ils emploient aussi ces techniques pour redorer leur image en particulier auprès des jeunes. Une étude parue en 2023 de l’institut Occurrence pour l’organisation Sponsor, montre que 59% des Français·es sont intéressé·es par l’e-sport et qu’une marque qui sponsorise l’e-sport est vu comme plus jeune, plus moderne…
D’ailleurs, récemment, une grosse compagnie pétrolière a organisé un événement sur le jeu Fortnite.
Pendant la Coupe du monde de rugby, dans le spot publicitaire officiel de TotalÉnergies, on voit un champ de panneaux solaires et des éoliennes qui portent le logo de la marque. On voit aussi les stations services, mais plutôt que de faire le plein de carburant, la voiture est électrique et le passager la recharge à l’aide d’une borne → bref les énergies fossiles ne sont jamais mentionnées, alors que c’est le produit phare de la marque.
« Pour améliorer leur image, ces groupes disent qu’ils font partie de la solution pour lutter contre le réchauffement climatique : sauf qu’ils augmentent plutôt les projets liés aux énergies fossiles et c’est contraire aux recommandations du GIEC et de l’AIE et pas du tout dans la transition énergétique souhaitée pour contenir le réchauffement climatique » souligne Edina Ifticene.
Pour rappel, Greenpeace révèle dans un rapport que depuis la signature de l’Accord de Paris et jusqu’au mois d’avril 2023, TotalÉnergies a été impliqué, en tant qu’opérateur ou actionnaire, dans l’acquisition de nouvelles licences d’exploration fossile pour 84 projets différents → le groupe n’est pas prêt à laisser tomber les hydrocarbures qui représentent la grosse partie de son chiffre d’affaire… 🙃
Les opérations de sponsorisation permettent de se rapprocher des décideur·euses politiques. « Quand on est mécène ou sponsor, on a des contreparties. Par exemple des billets pour les loges officielles, où il y a d’autres personnalités d’influence et ça leur permet d’étendre leur réseau, rapporte Chris Garrard. Dans les lieux culturels ou les événements qu’ils sponsorisent, ils savent qu’ils peuvent rencontrer des décideur·euses politiques et font leur publicité. »
Autre point dénoncé par Culture Unstained : les compagnies d’hydrocarbures financent principalement de grandes institutions qui ne galèrent pas trop à trouver d’autres financeurs. « Ils soutiennent donc des institutions ou événements déjà viables, plutôt que de contribuer à la création de nouvelles choses » signale Chris Garrard.
La principale raison pour laquelle ces partenariats ont lieu est financière → les institutions ont besoin de cet argent pour mettre sur pied un événement, financer une équipe sur la durée, etc. Donc une solution serait de trouver des financements sans passer par les industries polluantes ! Plus facile à dire qu’à faire, c’est vrai… mais pas impossible ?
« Je pense que l’idée qu'”on a toujours fait comme ça” est très présente, il y a une forme de paresse à chercher de nouveaux modèles, parce que c’est plus simple d’avoir un gros sponsor que plus de petits sponsors. »
Edina Ifticene, chargée de projet chez Greenpeace
Chris Garrard rappelle aussi qu’au Royaume-Uni, les institutions financées par les énergies fossiles sont très grosses (comme le British Museum) et ont d’autres sources de financement comme l’État : « Il ne faut donc pas tout revoir, mais revoir une partie des financements. »
Idéalement en s’y prenant à l’avance, parce que les contrats de sponsoring peuvent engager des clubs ou des institutions sur plusieurs années : le temps pour penser aux prochaines échéances et se préparer justement ?
Ça a déjà fonctionné avec l’industrie du tabac ! Beaucoup de ces compétitions et événements touchaient de l’argent de l’industrie du tabac, aujourd’hui c’est interdit parce que c’est mauvais pour la santé, et un autre modèle a été trouvé : « Il n’y a pas de raison que ces organisations ne puissent pas laisser tomber les financements des industries fossiles si elles ont réussi à laisser tomber ceux du tabac et de l’alcool » d’après Edina Ifticene.
Selon Matthieu Auzanneau, il est nécessaire de créer un texte similaire pour lutter contre les énergies fossiles. « Il n’y a pas vraiment de contrôle des messages publicitaires des vendeurs d’énergies fossiles, c’est un immense champ de bataille » estime le directeur du Shift Project. Pour Edina Ifticen, « une loi est nécessaire pour arriver à une régulation sur le long terme et à grande échelle, et l’obligation de chercher d’autres solutions ».
Pour obtenir cette réorganisation, voire une loi, il y a un instrument clé : des campagnes de la société civile.
Greenpeace a par exemple essayé de recourir à une initiative citoyenne européenne* pour demander à l’Union Européenne d’interdire la publicité liée aux énergies fossiles. L’initiative n’a pas abouti, mais elle a permis de sensibiliser l’opinion publique.
C’est avec de telles campagnes que les organisations écologiques espèrent créer un « risque réputationnel » → une institution prend un plus gros risque en acceptant des financements jugés nocifs par l’opinion publique qu’en les refusant.
Les mobilisations de la société civile ont été assez efficaces au Royaume-Uni : « 16 institutions majeures ont mis fin à leurs relations avec les industries fossiles » témoigne Chris Garrard, qui a mené de nombreuses actions pour y parvenir.
Et pour lui, certains éléments ont permis de faire pencher la balance :
Quand on déclenche un engagement fort d’une institution reconnue, ça peut encourager les autres à suivre le mouvement. C’est basé sur le volontariat, mais ça montre un exemple 😌
Bref, pour Edina, il faudrait recourir à toutes ces techniques en même temps : « Continuer les campagnes de dénonciation, provoquer des engagements volontaires forts qui montrent qu’il y a une dynamique, et ensuite ça peut inspirer une régulation par les États pour faire suivre tout le monde. »
CO2 eq : L'équivalent dioxyde de carbone (équivalent CO2) est une mesure utilisée pour comparer les émissions de divers gaz à effet de serre en convertissant les quantités des divers gaz émis en la quantité équivalente de dioxyde de carbone ayant le même potentiel de réchauffement planétaire.
Soft power : Expression qui se traduit par « puissance douce », et se rapporte à l’influence notamment culturelle que peut avoir un État (ou une entreprise).
Gaz liquéfié : Un gaz naturel transformé en liquide pour être transporté sur des méthaniers. Il va ensuite être « re-gazéifier » pour arriver à destination.
Initiative Citoyenne Européenne : Mécanisme qui permet à un groupe d’au moins 7 citoyen·nes européen·nes, vivant dans 7 pays différents, de proposer de créer de nouvelles lois (à condition de remplir certains critères, comme récolter le soutien d’au moins un million de personnes). Si elle remplit tous ces critères de réussite, la Commission Européenne est obligée d’y répondre.
Interview de Edina Ifticene, de l’ONG Greenpeace
Interview de Chris Garrard, de l’ONG Culture Unstained
Interview de TotalÉnergies
Interview de Matthieu Auzanneau, directeur exécutif du Shift project
Sporsora - Focus rugby et marketing
Sporsora - Sponsors, les français vous adorent
World Greenhouse Gas Emissions: 2005
Science Museum - Energy revolution : the Adani green energy gallery
Culture Unstained - Science museum group’s partnerships with adani, shell, BP & Equinor
IEA - World Energy Outlook 2023
The Guardian - Shell called out for promoting fossil fuels to youth via Fortnite game
Présentation des résultats annuels de Total Énergies 2022
Rapport de Greenpeace - Les bombes climatiques de TotalÉnergies : la forêt derrière l’arbre EACOP
Bloom - Rapport « Le joker ENR »
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