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Des industries agrochimiques ont-elles menti sur leur impact environnemental ?
Esther Meunier&
Pauline Vallée
Esther Meunier&
Pauline Vallée
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Oe oe, après un premier article dédié à la fabrique du mensonge sur l’impact climatique des industriels, c’est parti pour ✨l’épisode 2✨ → Comment certaines entreprises ont caché l’impact négatif de leurs produits sur la biodiversité ?
[Mini retour dans le passé ⏳]
Dans les années 60, l’armée américaine mène une guerre au Vietnam. Pour débusquer plus facilement les forces Viêt-Cong qui se cachent sous les arbres des forêts, elle utilise des produits phytosanitaires, et en particulier un herbicide ultra-toxique : l’agent orange.
Le rapport Stellman publié en 2003 établit qu’au moins 72 millions de litres de ce produit ont été déversés sur la période entre 1961 et 1971. Cette opération détruit 20% de la forêt du sud du pays → c’est avec cet épisode-là qu’on commence même à parler d’écocide (= crime commis contre l’environnement) 😳
En plus de son impact sur l’environnement, l’agent orange fait de gros dégâts dans la population : des millions de Vietnamien·nes sont touché·es directement par l’herbicide. Ils et elles ont développé peu après des cancers et d’autres pathologies, leurs descendant·es ayant souvent des malformations et plusieurs problèmes de santé.
Des militaires américain·es ont aussi été largement exposé·es au produit. Ce qui pose problème dans l’agent orange, plus précisément, c’est l’un de ses composants : la dioxine. Ce polluant reste longtemps dans la nature et dans les organismes, voilà pourquoi les conséquences liées à son impact continuent de se faire sentir aujourd’hui.
Et c’est là que se trouve le mensonge, d’après les avocat·es de Tran To Nga → une franco-vietnamienne qui a décidé de porter plainte et d’emmener en justice les industriels ayant produit l’agent orange contenant cette dioxine, parmi lesquels Dow Chemicals ou Monsanto.
André Bouny, auteur du livre Agent Orange/Apocalypse Viêt Nam, explique :
« Ils avaient suffisamment de preuves de la dangerosité du produit, mais ont poursuivi sa production et sa vente plutôt que d’alerter le gouvernement. »
Lors du procès, les avocat·es de Tran To Nga ont partagé plusieurs documents :
Donc pour les avocat·es, le problème était bien connu, la solution aussi, mais les industriels n’ont rien fait pour réduire la dangerosité de l’agent orange qui était un produit très rentable.
Dans ce procès, les juges ont estimé que le tribunal n’était pas compétent pour juger de ce cas, mais un appel* est en cours.
Autre cas de fabrique du doute : les néonicotinoïdes (à tes souhaits). Ces insecticides sont utilisés en enrobant les graines → le produit se répand ensuite dans toute la future plante et la protéger des insectes (il affecte leur système nerveux, provoquant une paralysie et la mort).
« Les néonicotinoïdes sont les toxiques les plus efficaces jamais synthétisés par l’homme : 1 gramme d’imidaclopride [un type de néonicotinoïde] peut tuer autant d’abeilles que 7 kilos de DDT » explique Stéphane Foucart, journaliste et auteur de La fabrique du mensonge, Comment les industriels manipulent la science et nous mettent en danger.
« Ils sont utilisés systématiquement sur les semences. C’est comme si vous preniez des antibios tout le temps alors même que vous n’êtes pas malade. »
Problème : dès les années 2000, plusieurs rapports pointent l’effet toxique des néonicotinoïdes sur les abeilles.
« Dès que ces pesticides ont été utilisés en France, dans les années 90, les apiculteurs se sont tout de suite plaints d’avoir des taux de mortalité anormaux chez leurs abeilles. »
En 1995, en France, certains apiculteurs enregistrent jusqu’à 90% de pertes dans leurs colonies d’abeilles (contre un taux « normal » de 5 à 10%).
Les groupes Bayer et Syngenta (aussi accusé d’avoir menti sur le fait qu’un de ses produits de désherbage provoque la maladie de Parkinson), qui commercialisent ces insecticides, expliquent alors ce déclin des abeilles par plein d’autres facteurs que les néonicotinoïdes → pathogènes naturels (comme le varroa, un parasite), apiculteur·ices qui ne savent pas comment s’occuper de leurs ruches (oui oui), autres insectes prédateurs (frelon asiatique)…
Interrogée par le média Unearthed de Greenpeace le mois dernier sur le sujet, Syngenta a déclaré : « aucune des études que Syngenta a entreprises ou commandées pour être utilisées par les organismes de réglementation n'a montré que le thiaméthoxame [molécule de la famille des néonicotinoïdes, ndlr] nuit à la santé des colonies d'abeilles [...] ».
Alors que le groupe Bayer a été attaqué en justice en 2001 pour l’impact d’un de ses produits, le Gaucho (un néonicotinoïde) sur les abeilles, sa responsabilité n’a finalement pas été reconnue → l’enquête s’est terminée en 2014 par un non-lieu*.
Plus ou moins les mêmes bails que ce qu’on te présentait dans l’épisode précédent sur l’impact climatique.
C’est un truc vieux comme le monde : pour passer une info sous le tapis, un moyen super efficace est de détourner l’attention en mettant en avant d’autres infos ✨
Donc, dans le cas des néonicotinoïdes, chercher d’autres coupables qui permettent d’expliquer le déclin des insectes… et financer beaucoup (BEAUCOUP) de recherche là-dessus.
Une enquête d’Unearthed révèle ainsi qu’entre 2011 et 2016, les groupes agrochimiques Bayer et Syngenta ont donné 2 millions de livres sterling à des universités britanniques pour financer la recherche liée aux pesticides. Résultat : dans la plus grande base de données de publications scientifiques Scopus, fin 2018, il y avait 5 fois moins d’études sur l’impact des néonicotinoïdes que sur l’impact d’autres causes (comme le varroa) sur les abeilles domestiques.
En justice aussi, les industriels ont des stratégies bien rodées. Dans le cas de l’agent orange, les victimes vietnamiennes n’ont jamais obtenu réparation de la part des autorités américaines, contrairement aux victimes américaines qui ont été indemnisées à la suite de procédures judiciaires.
La procédure en cours en France est l’un des derniers recours*, mais là encore c’est très compliqué de faire le poids : les 14 entreprises accusées ont fait appel à une vingtaines d’avocat·es, alors que Tran To Nga n’a qu’une équipe de 3 personnes seulement et peu de moyens pour se défendre. Même dans la presse, le combat est surnommé « combat de David contre Goliath ».
Et d’autre part, « côté industriels, ils ont utilisé tous les règlements possibles qu’offre un tribunal pour gagner du temps » explique André Bouny. Bref, miser sur le découragement et la lassitude.
Avant d’être mis sur le marché, chaque pesticide doit passer des tests pour évaluer (entre autres) sa toxicité pour l’environnement. Pour reprendre l’exemple des néonicotinoïdes, ces tests ont permis d’établir une dose max à ne pas dépasser pour ne pas tuer immédiatement les abeilles.
Problème : les autorités se sont rendu compte, après coup, que ce risque avait été sous-estimé.
Une étude menée au début des années 2000 a montré que quand on exposait régulièrement une abeille à une petite dose (autorisé) d’imidaclopride (un néonicotinoïde), même si celle-ci ne mourrait pas sur le coup, à la longue elle mourrait au bout de 8 jours 🐝💀
Quel rôle des industries là-dedans ? Interrogé par Stéphane Foucart dans son livre, Jean-Marc Bonmatin, chimiste et toxicologue au CNRS, raconte dans quel contexte étaient organisées les études menées à la fin des années 90 pour étudier les effets des nouveaux pesticides sur les abeilles.
À l’époque, Bayer siège au comité qui pilote ces études sur l’évaluation des risques… de son propre produit.
Dans la lettre de mission officielle qu’il reçoit à l’époque, le chercheur remarque qu’on lui demande d’évaluer le produit avec la plus petite dose possible « sans [...] descendre à une valeur inférieure à 0,01 milligramme par kg ». Donc ne pas évaluer l’impact d’une dose de produit inférieure à cette limite.
Déjà, l’absence de précaution a causé des dommages sur la santé humaine, la faune et la flore. Côté agent orange, si la formule de l’agent avait été corrigée pour être moins nocive, les conséquences ne se feraient peut-être pas encore sentir sur des générations de vietnamien·nes intoxiqué·es.
Et si on reprend l’exemple des néonicotinoïdes, il aurait été possible de prendre des mesures pour protéger les insectes pollinisateurs et travailler sur des alternatives aussi efficaces mais moins dangereuses.
Toutes les stratégies utilisées pour créer le doute ont aussi un impact, plus global, sur la confiance des personnes envers les scientifiques → on ne sait finalement plus qui croire quand on voit que la science peut être utilisée et orientée selon les intérêts de certains groupes.
Faire appel : Action de contester une décision de justice en demandant à une cour d’appel de réexaminer l’affaire.
Non-lieu : Décision d’un·e juge qui indique qu'il n'y a pas lieu de poursuivre en justice.
Recours : Lancer une action en justice contre un ou des adversaires afin de faire valoir ses droits.
Dérogation : Exception qui permet de ne pas avoir à suivre une règle/une loi.
Interview d’André Bouny, auteur de Agent orange/Apocalypse Vietnâm
Interview de Stéphane Foucart, journaliste et auteur de Et le monde devint silencieux
Notes issues de l’audience du procès des 14 firmes attaquées par Tran To Nga (25 janvier 2021)
Nature - The extent and patterns of usage of Agent Orange and other herbicides in Vietnam
Reporterre - L’« agent orange », le poison de la guerre du Vietnam, en procès
The New York Times - Accused of harming bees, Bayer Researches a Different Culprit
Unearthed - Neonicotinoids: Unpublished industry studies detail harm to bee health
Unearthed - Neonicotinoids: How pesticide giants influence research on bee impacts
The Guardian - Neonicotinoids: new warning on pesticide harm to bees
The Guardian - Secret files suggest chemical giant feared weedkiller’s link to Parkinson’s disease
CNRS - Pourquoi les abeilles disparaissent
PLoS One - A pan-European epidemiological study reveals honey bee colony survival depends on beekeeper education and disease control
Vie Publique - Loi du 14 décembre 2020 relative aux conditions de mise sur le marché de certains produits phytopharmaceutiques en cas de danger sanitaire pour les betteraves sucrières
EFSA - L’EFSA identifie les risques associés aux néonicotinoïdes pour les abeilles
INRAE - Characteristics of imidacloprid toxicity in two Apis Mellifera species
Le Monde - Semences aux néonicotinoïdes : les Etats ne peuvent pas déroger aux interdictions de l’Union européenne
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